Les mystères du Book of Kells

Traduction d'un article de Jerry B. Lincecum paru dans le FORT WORTH STAR-TELEGRAM, le 29 mars 1990.

Le fameux Book of Kells d'Irlande, le plus beau manuscrit enluminé du monde, est aussi l'une de nos plus belles énigmes. Aujourd'hui, grâce à une superbe reproduction (fac-similé), chercheurs et étudiants de l'Université du Texas et du Collège Austin peuvent l'étudier page par page à la recherche de nouvelles réponses.


Une copie de cette édition en fac-similé, estimé à 18 000 $ par livre et limité à 1 480 copies dans le monde, a été présentée au Austin College hier soir. Une autre a été envoyéeà la librairie de la Texas Christian University pour une présentation ce soir.

Le monastère de Saint Columba, sur l'île de Iona (Ecosse)

Comme la copie d'Austin est arrivée plus tôt (deux jours avant la St Patrick !), j'ai eu le privilège d'étudier ce fascinant livre sacré. De la même façon, j'avais commencé très tôt à me pencher sur ses origines mystérieuses, avant même ma première visite au Trinity College de Dublin en 1970.

Pour autant que nous puissions le déterminer, le Livre de Kells a été écrit à la main et enluminé par des moines autour de l'an 800. Bien que l'écriture de l'ouvrage ait certainement débuté sur l'île d'Iona, entre l'Ecosse et l'Irlande, son nom lui vient de l'Abbaye de Kells, située dans les comtés du centre de l'Irlande, où il a été gardé au moins du 9ème siècle jusqu'à l'année 1541. Une théorie veut qu'une partie du Livre ait été écrite à Kells, après qu'une attaque des Vikings sur Iona ait forcé le monastère à se retirer sur un territoire plus isolé. Théorie incertaine.

Le livre est une version des quatre évangiles, calligraphiée avec une écriture ornementée et largement illustrée dans une dizaine de couleurs différentes. Seulement deux de ses 680 pages ne contiennent pas de couleur. Cet ouvrage n'a pas été réalisé pour la prière quotidienne ou pour l'étude, il s'agit d'un livre d'art sacré devant apparaître sur l'autel dans les grandes occasions.

Depuis 1661, le Livre de Kells est conservé dans la Bibliothèque du Trinity College de Dublin. Le fait que la préservation d'un manuscrit médiéval requiert des mesures de conservation minutieuses n'était pas compris au 19ème siècle et le livre a plus que souffert des ravages du temps. Il a également souffert d'une mauvaise reliure (réalisée à une date inconnue). Ne comprenant pas que les pages n'aient pas toutes la même dimension, le relieur a en réalité coupé de splendides enluminures afin que la taille de l'ensemble soit la même !

En 1953, un travail de restauration assez important a débuté. A cette époque, le livre était relié en quatre volumes, pour en permettre une meilleure consultation. A Dublin, deux volumes sont visibles dans des conditions de contrôle très strictes (les deux autres sont réservés à des chercheurs spécialisés). Les pages sont tournées régulièrement afin que le grand public puisse admirer les différentes sections du livre. Des milliers de personnes viennent chaque année pour admirer ce livre sacré qui est également le plus bel ouvrage existant d'enluminure et d'art celte.

Portrait du Christ (détail du folio 32v)

Afin de rendre ce trésor plus facile d'accès, la direction du Trinity College a décidé en 1986 de permettre la réalisation de fac-similés de qualité. Le travail a été confié à un éditeur suisse, Urs Duggelin, dont la société (Faksimile Verlag, en anglais : Fine Art Facsimile Publishers) est spécialisée dans la reproduction de manuscrits enluminés rares et qui bénéfice d'une remarquable réputation. Duggelin a considéré ce projet comme la réalisation du rêve de toute une vie. La Direction du Trinity College avait une première fois refusé son projet. Mais quand il a proposé de respecter des mesures de sécurité et de protection exceptionnelles, les portes se sont ouvertes. L'original ne pouvait pas être déplacé de Dublin. Il ne pouvait pas être "délié" (comme on le fait habituellement pour numériser les pages), et surtout, il était hors de question que qui ou quoi que ce soit touche les pages du livre - même pas le verre d'une plaque de reproduction.

Dans sa détermination Duggelin a investi 250 000 francs suisses (NDLR : environ 160 000 euros) et deux années et demi de travail pour inventer une machine unique qui permet de photographier le livre sans le toucher. Les photos ont été réalisées durant quelques jours au mois d'août 1986.

Ensuite le véritable travail a débuté. Des maîtres lithographes et des artisans ont utilisé l'ordinateur et leur propre talent pour reproduire un vrai fac-similé (ce mot d'origine latine signifie "faire de la même façon"). Chaque page reproduite a voyagé une moyenne de 5 fois entre l'Irlande et la Suisse.
La copie reproduit fidèlement l'état actuel de l'original, y compris les quelque 580 trous faits par des insectes de toutes sortes et par dégradation naturelle. Une impression normale se fait en 4 couleurs, mais comme certaines pages du Livre de Kells contiennent une dizaine de couleurs, un procédé plus complexe (et plus coûteux) a été mis en place. Les livres sont reliés et cousus à la main, en respectant les techniques médiévales, ce qui demande beaucoup de compétence.

Que savons-nous des enlumineurs et scribes qui ont travaillé sur l'original, il y a environ 1 200 ans ? Pas grand chose. Il n'y a pas de relevés, pas de liste d'achat, même pas un livre de compte. Evidemment, il y a des indices. Les experts qui ont étudié le manuscrit ont pu identifier quatre auteurs différents pour la calligraphie. Les artistes du moyen-âge avaient l'habitude de se prendre comme modèles à l'occasion : un chercheur a émis l'hypothèse que les neuf apôtres représentés page 202 sont en fait les créateurs du livre…

Un exemple de décoration

Quatre étaient des maîtres-enlumineurs et des scribes. Les cinq autres ont pu être des copistes chargés de préparer les pages, mélanger les couleurs, faire le thé et, quand le dos de leurs maîtres étaient tournés, s'amuser avec les pinceaux. Il est sûr que certains quadrupèdes et oiseaux, qui font la particularité et la richesse du livre, sont l'œuvre d'apprentis.

Les maîtres d'atelier devaient souffrir de myopie (NDLR : mauvaise vue de loin et par effet inverse souvent meilleure vue de près) car il faut une loupe avec un grossissement de 10 pour voir les détails de décoration époustouflants qui figurent sur le portrait de St Luke page 201. Il y a de nombreux autres exemples de la finesse de ces détails, et les loupes de cette puissance ont été inventées plusieurs centaines d'années après cette époque.

Deux des peintres se démarquent par leur génie et leur style particulier. Le premier est Celte (soit Irlandais soit Ecossais). Il est précis, soigné et habile, se servant toujours d'encre ferrique. Par sa superbe, cette seule écriture aurait fait du livre un chef d'œuvre. Ses couleurs préférées sont le bleu et le vert. Vers la fin du livre il y a deux pages de lui, avec des lettres bleues d'un côté et la symétrique verte de l'autre.

Son grand rival devait venir du sud - un Arabe, un Arménien ou un Italien. Il connaissait l'art méditerranéen et peignait dans un style audacieux, presque fantastique, tout en maîtrisant le style tourbillonnant de l'art Celte. Il peut commencer un texte en noir, poursuivre avec un écarlate éclatant, passé au brun et revenir au noir. Il est toujours friand de petits détails - rameaux de fleurs sauvages, points et diamants. Il est certainement l'auteur de la page la plus célèbre du livre, la "Chi-Rho", appelée ainsi en référence aux initiales de Jésus Christ en grec.

Il y a suffisamment de mystères et d'interrogations dans ce chef d'œuvre, sans parler des images splendides et de l'admirable calligraphie, pour intriguer des étudiants et des universitaires de l'Austin College et du Texas Christian University pendant encore quelques années.